Transformer l’Histoire en fiction n’est pas donné à tout le monde. Beaucoup s’y perdent, se contentant de s’approprier grossièrement les faits pour servir de contexte, voire de prétexte, à des personnages et un récit. L’écrivain Frédéric Paulin se situe aux antipodes de cette dérive. Il trouve dans le roman, et dans le roman noir en particulier, un fabuleux outil pour rendre intelligibles des événements ou des crises qui, dans leur contemporanéité, sont restés nébuleux ou confus pour beaucoup d’entre nous. Des tragédies qui, même aujourd’hui, demeurent partiellement obscures, notamment pour ceux qui en subissent toujours les conséquences.
Après avoir décortiqué la montée du terrorisme et du djihadisme dans une magnifique trilogie plusieurs fois primée, Frédéric Paulin, 52 ans, s’immerge dans une autre nébuleuse : la guerre du Liban. Une guerre civile marquée par plusieurs interventions étrangères, dont celle de la Syrie et d’Israël, un imbroglio multiconfessionnel infiniment complexe, qui fera des centaines de milliers de morts, de nombreux disparus et durera plus de 15 ans (1975-1990).
« Nul ennemi comme un frère » ne prétend pas en faire le tour. Il se présente d’ailleurs comme la première partie d’un ambitieux projet romanesque soigneusement documenté. Le livre commence, le 13 avril 1975, avec l’attaque par les phalanges chrétiennes d’un bus de militants palestiniens – en représailles à des tirs meurtriers perpétrés lors de l’inauguration d’une église. Il se termine avec un double attentat suicide contre le QG américain de l’aéroport de Beyrouth et un poste français baptisé Dakkar. Entre les deux événements, le lecteur assiste, incrédule, à la multiplication des affrontements entre les communautés chrétienne, druze, chiite et sunnite du Liban, mais également à des déchirements et des conflits au sein de ces mêmes communautés. Il comprend mieux comment et pourquoi les alliances se font et se défont au gré des opportunités. Il assiste, impuissant et révolté, aux terrifiants massacres des camps palestiniens de Sabra et Chatila.
Des personnages complexes et attachants
Frédéric Paulin, bien évidemment, reste à l’écart de tout parti pris. Il relate et analyse les faits en se glissant tantôt dans la peau du chiite Abdul Rasool al-Amine, tantôt dans celle des jeunes chrétiens libanais. Les étrangers ont aussi leurs héros avec, entre autres, un personnage pivot, le capitaine Christian Dixneuf, un agent de la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure), soit les services secrets français. Ce choix bien sûr n’est pas anodin. Il permet à l’auteur d’offrir au lecteur, de façon naturelle et logique, une vision large et nuancée de la situation tout en bénéficiant d’informations qu’à l’époque personne d’autre ne pouvait posséder.
On l’avait déjà constaté dans sa trilogie et ce nouveau roman le confirme. Frédéric Paulin éprouve une certaine prédilection pour les baroudeurs et les hommes blessés endurcis par la vie. Dans « Nul ennemi comme un frère », il contrebalance toutefois cette rudesse avec le personnage désespéré et un peu flou de Philippe Kellermann. En dépit des menaces, et notamment par attachement au Liban, ce diplomate français va choisir de rester à Beyrouth et prendre tous les risques pour retrouver la belle Zia al-Faqîh qu’il a rencontrée alors qu’elle travaillait comme interprète à l’ambassade de France et dont il est tombé éperdument amoureux. Mais l’amour, en temps de guerre, a bien peu de poids face à la violence et à la folie des hommes. D’autres, comme lui, auront à le déplorer.
« Nul ennemi comme un frère ». De Frédéric Paulin. Editions Agullo Noir, 458 p. En librairie le 22 août 2024.