Chaque nouveau livre de l’Islandais Jón Kalman Stefánsson représente un événement. Et une confirmation. Pas de doute, cet écrivain – qui vient de fêter ses 60 ans – a la trempe d’un Nobel ! Plus ouvertement autobiographique que les précédents, « Mon sous-marin jaune » s’annonce une fois encore totalement dépaysant. Il démarre en août 2022 avec une rencontre improbable, dans un parc public londonien, entre un écrivain qui ressemble à l’auteur et un Paul McCartney désormais octogénaire. Le narrateur voudrait adresser la parole à l’idole de sa jeunesse. Il brûle de partager avec lui ce qui lui tient le plus à cœur. Avant cela, il lui faut toutefois faire de l’ordre dans sa tête, démêler l’écheveau de ses souvenirs et de ses émotions.
« Les pages qui suivent nous emmèneront dans bien des directions et nous conduiront à faire plusieurs haltes à des époques et en des lieux différents », prévient l’écrivain qui d’emblée nous conseille d’attacher nos ceintures. Découpé en petits chapitres introduits par une phrase, comme dans les anciens récits épiques, le roman tourne autour d’un noyau de souffrance et de tristesse qui irradie dans le livre comme dans la vie du narrateur. Sa mère est morte alors qu’il n’avait que six ans. Et cette perte irrémédiable se révèle d’autant plus insupportable que le jeune veuf est incapable de sortir de sa stupeur et de son mutisme pour partager la détresse de son enfant. Assis dans sa Trabant blanche à toit rouge, l’homme se contente de déclarer : « Je crains que ta mère ne soit morte. (…) Oui, c’est la réalité, je crains que ce ne soit la réalité. »
Le paysage, un révélateur magique et poétique
Par contre-coup, c’est désormais dans l’imaginaire, et grâce à quelques rencontres décisives, que le jeune garçon parvient à survivre. Il se donne pour tâche de donner une voix aux disparus, de « trouver les clefs qui ouvrent la porte entre la vie et la mort ». Sa quête le conduit vers la Bible, qu’il lit assidument et interprète à sa manière. Il trouve aussi dans la musique, dans celle des Beatles notamment, un relais à sa soif d’un ailleurs plus tendre et lumineux. Chemin faisant, les défunts s’invitent tour à tour dans son quotidien avec leur amour et leurs conseils. Et comme toujours chez Jón Kalman Stefánsson, le paysage islandais se transforme en un partenaire à part entière du héros, révélateur à la fois magique et poétique de son intériorité débordante et complexe,
Tout dès lors devient possible. Les Beatles chantent sur les sièges arrière d’un autocar cahotant qui emmène l’enfant et sa belle-mère vers le Nord pour passer l’été dans la province des Strandir où les gens « sont taillés dans les montagnes et le silence ». Jésus rassemble des rayons de soleil et les change en sous-marin jaune. La Trabant fond en larmes. Sans surprise, on embarque à Keflavík sur un vol direct qui, peu après, atterrit dans l’ancienne cité d’Ourouk, en Mésopotamie, il y a cinq mille ans. Au fil des pages, perforés par le cri des sternes arctiques, l’espace et le temps s’entrechoquent et se fondent pour donner naissance à une vague gigantesque et lumineuse. Et le lecteur, ravit, se retrouve tête en bas, littéralement renversé par la puissance sidérante des images et des mots.
« Mon sous-marin jaune ». De Jón Kalman Stefánsson. Traduit de l’islandais par Eric Boury. Christian Bourgois Editeur, 404 p.