Si, malgré tous les éloges des spécialistes, vous n’avez jamais adhéré aux polars de l’Américain Raymond Chandler (1888-1959), ce n’est peut-être pas faute d’affinité avec l’auteur. Ce pourrait être dû aux traductions elles-mêmes, des traductions françaises parfois fautives, et surtout passablement iconoclastes aux yeux d’un lecteur du XXIe siècle. Il fut une époque en effet – celle de l’âge d’or de la célèbre collection Série noire fondée en 1945 par Marcel Duhamel chez Gallimard – où l’on coupait sans vergogne dans les textes originaux pour les retailler à l’aune des besoins de l’éditeur et surtout d’une vision largement fantasmée de l’Amérique du Nord et du polar américain. Au diable la psychologie, l’introspection et la réflexion ! Seuls importaient la violence, l’humour et l’argot.
Tout cela, heureusement, c’est du passé. Après d’autres de ses polars, deux romans phares de Chandler, « Le grand sommeil » (1939) et « La dame dans le lac » (1943), viennent aujourd’hui d’être retraduits dans la Série noire. Et leur redécouverte est un régal de lecture. Non seulement l’intrigue tient parfaitement la route, mais le style et le rythme de Chandler n’ont rien perdu de leur acide tonicité.
Femmes irrésistibles et déjantées
Articulés autour du personnage de Philip Marlowe – le privé le plus connu du roman noir magnifiquement incarné à l’écran par Humphrey Bogart – ces deux enquêtes pleines de rebondissements et de morts en cascade défient toute tentative de résumé. Tel n’est d’ailleurs pas notre propos. Mettant en scène des femmes fantasques, souvent irrésistibles et parfois totalement déjantées, ces deux romans naviguent avec aisance entre les classes, confrontant grands bourgeois et petites frappes, flics en tous genres et riches héritières. En outre, au fil des pages, l’un et l’autre roman nous offrent un saisissant et passionnant portrait de Los Angeles, la Los Angeles encore presque provinciale des années 1940.
Chandler séduit aussi par la vivacité de ses dialogues, ses habiles ruptures de style et la finesse aiguisée de ses descriptions. Ignorant les clichés qui collent aujourd’hui à tant de romans noirs, il parvient en quelques mots à faire surgir un personnage ou à cristalliser l’atmosphère et l’odeur d’un lieu. Dans « Le grand sommeil », il prend même le temps de décrire longuement un parquet « composé d’une douzaine d’essences de bois durs ». Enfin, n’oublions pas le rôle essentiel, quasi moteur, confié à l’ironie et à l’humour. Un humour percutant, pince sans rire, jamais graveleux ou méchant. « J’aime boire mais pas quand les gens se servent de moi comme d’un journal intime », déclare ainsi Philip Marlowe dans « La dame dans le lac ». Et dans « Le grand sommeil », il précise : « Aucune des deux personnes dans la pièce n’avait prêté la moindre attention à la manière dont j’étais entré, même si l’une d’elles seulement était morte. »
« Le grand sommeil ». De Raymond Chandler. Nouvelle traduction de l’anglais et préface inédite de Benoît Tadié. Gallimard, Série noire, 304 p.
« La dame dans le lac ». De Raymond Chandler. Nouvelle traduction de l’anglais et préface inédite de Nicolas Richard. Gallimard, Série noire, 334 p.