« Mater dolorosa », le nouveau roman noir de Jura Pavičić, n’est pas un livre que l’on dévore. C’est un livre qui vous imprègne, mot après mot, phrase après phrase – des phrases souvent magnifiques – un livre qui vous laisse déconcertée, un peu transie, comme imbibée de fatalité triste. La fatalité des gens modestes, notamment des femmes et des mères dont la vie, inexorablement, dérape vers le malheur et l’échec.
Dans « L’Eau rouge », paru en français en 2021 et plusieurs fois primé, Jura Pavičić – né en 1965 à Split – convoquait l’histoire récente de son pays. Dans « Mater Dolorosa », son quatrième ouvrage publié chez Agullo, il se concentre davantage sur le présent pour nous offrir un gros roman aux allures de tragédie grecque. Trois personnages se partagent la scène en cet automne humide de 2022 : Katja, la mère, Ines, la fille, et Zvone, le policier. Avec un collègue plus âgé, un ancien cadre de la police yougoslave, Zvone enquête sur la mort d’une jeune fille de 17 ans, Viktorija Zeba, la fille de deux médecins connus, retrouvée violée et assassinée dans une usine désaffectée de la zone industrielle de Split. A la fois sobre, précise et très visuelle, la description de cette usine de PVC pose à elle seule le ton d’un livre toujours à fleur de peau du passé.
Les liens du sang
Le principal suspect, Mario, n’est autre que le fils de Katja et le frère d’Ines. L’écrivain ne lui donne jamais la parole. Et le jeune homme ne laisse rien paraître de ce qui a pu se passer. C’est un fantôme blanc et lisse, amorphe et indifférent, qui passe ses journées à ne rien faire, ou pas grand-chose. Les deux femmes savent qu’il est coupable, elles ont retrouvé des objets l’incriminant, mais elles tentent de se voiler la face. Elles n’y peuvent rien, les liens du sang sont les plus forts. L’une et l’autre vont garder le silence quitte à ce qu’un homme innocent, mais au passé douteux, soit accusé à sa place.
Zvone n’est pas dupe. Il sait que Mario a tué, et redoute qu’il ne récidive. Mais il a lui aussi ses fardeaux, qui pèsent lourd sur son quotidien, les coups bas d’un collègue arriviste, une mère qui a refait sa vie en Australie, un père rentré malade et invalide de la guerre, « un jeune vieillard, un enfant-vieillard dont il faut s’occuper. Alors que les gens de sa génération pouponnent et veillent sur des bambins au teint pourpre, Zvone veille sur un petit enfant gâté, blanc, frêle et desséché. »
De page en page une autre vérité parallèlement se dégage, impérieuse, obsédante : l’amour-haine de l’auteur pour sa ville, « cette ville dure et exigeante, chaque jour plus rude et plus laide », comme l’exprime l’un de ses personnages. Car c’est à elle, finalement, que Jura Pavičić réserve le premier rôle, faisant de Split la véritable héroïne tragique de ce roman noir. Une Split inconnue des touristes dont il décrit avec tendresse les quartiers gris de l’ère communiste, les « reliques de ruines d’ex-à peu près tout », et même le cimetière, le cimetière « inachevé, comme est inachevé tout ce qui l’entoure ici : les maisons, le travail, les ambitions, les vies ».
« Mater dolorosa ». De Jura Pavičić. Traduit du croate par Olivier Lannuzel. Agullo Editions, Agullo Noir, 396 p. En librairie le 5 septembre 2024.