Que reste-t-il de la Russie progressiste qui, le temps d’une décennie, a osé croire aux droits de l’homme et à l’amour possible entre gens du même sexe ? Rien, moins que rien, déplore Sergueï Shikalov dans « Espèces dangereuses ». Tout au plus des souvenirs, des promesses, une chanson de Dalida massacrée au karaoké, des silhouettes marchant main dans la main sous les lampadaires, « des larmes gelées sur des joues surmaquillées », « des nez cassés et des étendards arc-en-ciel brandis pendant une énième marche des fiertés rapidement avortée ».
Serguëi Shikalov est né en 1986 en Russie. Passionné depuis l’adolescence par la culture française, il a fait des études supérieures en linguistique et traductologie à Moscou avant de s’installer dans l’Hexagone en 2016. « Espèces dangereuses », son premier roman, écrit en français dans une langue à la fois précise et délicate, est une évocation sans fausse pudeur ni tabou de cette dizaine d’années pendant lesquelles, écrit-il, « on a existé ».
A condition de faire profil bas
Le narrateur, en effet, choisit de dire « on ». « On » pour nous, pour eux, pour toi et moi, pour tous ceux qui crurent enfin pouvoir sortir des ghettos. « On » pour éviter tout amalgame avec un histoire trop personnelle sans pour autant prétendre parler au nom d’une communauté. Une manière aussi de prévenir l’auto-censure et d’oser tout dire, ou presque. Bref de revendiquer une normalité que l’on crut un temps entrevoir même en Russie.
Cette ouverture vers une liberté nouvelle eut une date fondatrice. Elle connut son printemps sous Eltsine : « Les élus du peuple avaient eu la grâce de radier notre « catégorie sociale » du code pénal le 27 mai 1993. Fini l’article 121», se réjouit l’auteur. Désormais les homosexuels jouissent de tous les droits du citoyen garantis par la Constitution. A condition, toutefois, de rester discrets, de faire profil bas. « Une façon de remercier l’Etat de nous avoir radiés de la liste des espèces dangereuses ».
Mylène Farmer à Moscou
Nouvelle étape au tournant du millénaire, lorsque Mylène Farmer vint donner son premier concert à Moscou. D’un coup, les homosexuels semblent ne plus déranger personne. On les retrouve en prime time à la télévision pour parler de leurs livres, dans les théâtres les plus réputés, dans les hit-parades avec leurs chansons. « Une petite révolution sur laquelle il valait mieux ne pas attirer l’attention de peur de tout faire foirer. » Il est vrai aussi, qu’à l’époque, le jeune et dynamique président Poutine a d’autres préoccupations, utilisant notamment les prétendus attentats terroristes pour mieux s’ancrer au pouvoir.
Et puis peu à peu, sans que personne n’y prenne garde, le vent commence à tourner. Et quand, en 2012, Poutine reprend « le flambeau de la présidence des mains de son acolyte technophile » Dmitri Medvedev, tout s’accélère. Une nouvelle loi répressive est votée, homosexualité redevient synonyme de pédophilie. « Un dernier clou dans notre cercueil recouvert d’un drapeau arc-en-ciel. » La fin des libertés, pour tous. Mais les autres ne s’en apercevront que plus tard. Une seule solution : s’en aller. « Le goût de l’échec n’avait jamais été aussi amer. »
« Espèces dangereuses ». De Sergueï Shikalov. Seuil, 220 p.