Polars, Polis et Cie | Le blog de Mireille Descombes

Après l’Afrique du Sud, la Colombie ou la Sibérie, Caryl Férey, 56 ans, dépose aujourd’hui ses valises en Namibie. Pas pour faire du tourisme, on s’en doute. Dans « Okavango », son nouveau polar dont le titre renvoie au fleuve qui traverse le pays, l’écrivain globe-trotter – et l’un des chefs de file du roman noir français – dénonce ce qui se cache derrière la façade un peu trop lisse des réserves animalières très appréciée des touristes aisés à la recherche d’émotions fortes sécurisées. Son propos, dénoncer le braconnage qui sévit dans cette région, une activité qui fait des ravages, notamment parmi les rhinocéros dont la corne est très prisée pour ses vertus prétendument curatives.

« Je voulais être tueur de braconniers quand j’étais petit. Je le veux toujours. Ecrire comme remède », confirme l’auteur à la fin du roman. Pour épouser son indignation, il a imaginé une ranger au physique impressionnant et à l’éthique sans faille, Solanah Betwase. La vie de cette jeune femme étonnante se trouve brusquement bouleversée quand le cadavre d’un jeune homme est retrouvé au cœur de la réserve privée de Wild Bunch. Il a été assassiné. La route de Solanah croise alors celle de John Latham, le propriétaire des lieux, un personnage trouble mais éminemment séduisant. Ce Sud-Africain misanthrope, voire misogyne, s’est installé dans le nord de Kalahari il y a plus de vingt ans. Epaulé par son adjoint et ami N/Kon, un San, il y a construit un confortable lodge qui lui permet de vivre du tourisme tout en protégeant les animaux sauvages grâce à un système de surveillance très perfectionné.

Un carnage se prépare

Perfectionné, mais pas infaillible. En dépit des caméras dispersées aux emplacements stratégiques de la réserve, aucune trace du tueur n’a été retrouvée. Le dispositif aurait-il été piraté ? A la perplexité des enquêteurs s’ajoute une information glaçante : le Scorpion, alias Rainer Du Plessis, le pire braconnier du continent serait de retour. Un carnage apparemment se prépare. L’avidité humaine n’ayant ni règles ni limites, la bataille entre les défenseurs de animaux et leurs prédateurs sera sans quartiers.

Avis aux âmes fleurs bleues ! Caryl Férey n’est pas un inconditionnel des happy ends. Mais il ne se complaît jamais dans la cruauté ou l’horreur. Pour le reste, vous pouvez lui faire confiance et vous laisser emporter pas sa prose précise et sobre. Comme toujours lorsqu’il prépare un livre, l’écrivain s’est d’abord abondamment documenté avant de se rendre sur place et de se glisser, avec une aisance de caméléon, dans cet autre monde dont le lecteur ne sait a priori pas grand-chose. Caryl Férey se refuse toutefois à transformer ses personnages en porte-parole de Wikipédia. Les informations, notamment géographiques et historiques, qui éclairent son propos nous sont livrées comme telles, dans une sorte de savant aparté ou de mise au point discrète. L’écrivain retourne ensuite à la fiction avec une aisance si fluide que le lecteur a le sentiment de ne l’avoir jamais quittée.

« Okavango ». De Caryl Férey. Gallimard, Série noire, 530 p.

Après l’Afrique du Sud, la Colombie ou la Sibérie, Caryl Férey, 56 ans, dépose aujourd’hui ses valises en Namibie. Pas pour faire du tourisme, on s’en doute. Dans « Okavango », son nouveau polar dont le titre renvoie au fleuve qui traverse le pays, l’écrivain globe-trotter – et l’un des chefs de file du roman noir français […]

Après les cigarettiers, les brasseurs ! L’écrivain français Marin Ledun poursuit sa croisade contre les pratiques douteuses des multinationales. Avec « Free Queens », il dénonce les sinistres manœuvres marketing d’une fabrique de bière hollandaise au Nigeria. L’entreprise recourt notamment à la prostitution pour mieux vendre son produit. L’auteur resitue toutefois d’emblée cette dérive criminelle dans le contexte plus vaste des nombreux réseaux de traite humaine qui sévissent dans le pays et conduisent des jeunes filles parfois très jeunes sur les trottoirs des pays nantis.

Le courage d’une jeune prostituée

Jasmine Dooyum n’a pas quinze ans. Elle a traversé l’enfer avant d’atterrir à Paris, où l’enfer continue. Un jour, la jeune Nigériane se révolte, échappe à ses proxénètes et se réfugie auprès d’une association d’aide aux prostituées. Sa route croise alors celle de Serena Monnier, pigiste au Monde. La journaliste l’aide, l’héberge et décide de se rendre en Afrique pour mieux comprendre ce qui s’y passe. Nous sommes en février 2020. Avant son départ, elle prend contact avec Free Queens of Nigeria, une ONG qui milite contre les violences faites aux femmes. D’emblée, sa fondatrice la détourne de son projet d’enquêter sur les réseaux proxénètes. «Ça ne sert à rien. Vous ne ferez que raconter ce qui l’a déjà été des milliards de fois, en pure perte. Ça soulagera votre conscience, ça fera un bon papier en France, mais ici, ça ne nous sera d’aucune utilité.» Serena part donc avec la ferme intention de parler de ceux qui se battent.

Un faisceau de points de vue

Son enquête n’est toutefois qu’un des fils conducteurs du roman. Marin Ledun a choisi de multiplier les personnages et les points de vue sur la réalité nigériane. Très vite, le lecteur en sait beaucoup plus que la journaliste. Il assiste aux parties fines et au recrutement des hôtesses organisées par le directeur marketing de Master Brewers Nigeria Incorporated. Parallèlement, il fait la connaissance d’un homme profondément humain et attachant, Oni Goje. Cet ancien policier d’Etat désormais affecté à la sécurité routière est tombé sur les cadavres de deux jeunes femmes étranglées et jetées au milieu des poubelles d’une aire de repos. Choqué, bouleversé, il va consacrer son temps libre à la recherche de l’identité des victimes, de leurs tueurs, et de ce qui se cache derrière ce double assassinat. Parviendra-t-il à révéler au grand jour ce qu’il a découvert ? Rien n’est moins sûr.

Avec ce livre, Marin Ledun – né en 1975 à Aubenas – termine un cycle consacré aux pratiques criminelles des grandes entreprises. Un choix qui semble inspiré par sa propre biographie. Après une licence en économie et un doctorat en sciences de l’information et de la communication, il a travaillé comme chercheur chez France Télécom de 2000 à 2007. L’époque des grands licenciements. Déprimé, dégoûté, il a donné sa démission et s’est tourné vers l’écriture. Après la publication de son premier roman, « Modus Operandi », il s’est installé dans les Landes avec sa famille.

Pour écrire « Free Queens », Marin Ledun projetait de se rendre au Nigeria. Le Covid 19 l’en a empêché. Il a intégré la pandémie dans son livre et s’est documenté par d’autres biais. Avec une indéniable habileté. Généreusement, il nous offre, en complément, « une brève sélection parmi les ouvrages qui ont jalonné, épaulé, souvent bouleversé l’écriture de ce roman ». L’occasion de découvrir, entre autres, une littérature nigériane riche et foisonnante.

 

« Free Queens ». De Marin Ledun. Gallimard, Série noire. 404 p.

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Peu de romanciers se sont emparés du Covid. Une relative amnésie qui redouble l’intérêt du dernier polar de Qiu Xiaolong, « Amour, meurtre et pandémie ». Non content de redonner travail et respectabilité à son désormais ex-inspecteur principal Chen Cao, l’écrivain nous plonge dans l’indicible horreur d’une Chine soumise, contre vents et marées, à l’implacable politique du zéro Covid. L’auteur dédie d’ailleurs son livre à tous ceux « qui ont souffert de la pandémie ». En précisant : « La longue liste des victimes inclut mon mentor, le professeur Li Wenjun.»

Un regard percutant sur la Chine

Rappelons que Qiu Xiaolong, qui vit aujourd’hui aux Etats-Unis et écrit en anglais, est né à Shanghai en 1953. Alors que son père, professeur, était victime des brimades des gardes rouges, il fut lui-même interdit de cours durant la révolution culturelle. Ces obstacles ne l’ont pas empêché d’apprendre l’anglais, et de se passionnner pour le poète T.S. Eliot auquel il a consacré sa thèse. Parti poursuivre ses études aux Etats-Unis en 1988, Qiu Xiaolong choisit d’y rester quand éclatent les événements de Tiananmen. Cette distance géographique et la mise en perspective du polar lui permettent ainsi, depuis plus de vingt ans, de poser un regard indépendant, percutant et lucide sur ce pays cher à son cœur dont il décrit l’évolution et les dérives livre après livre.

Quand démarre « Amour, meurtre et pandémie », le policier poète Chen Cao est « en congé de convalescence ». Sanctionné par ses supérieurs, il a par ailleurs été relégué à un poste purement formel à la tête de la réforme du système judiciaire. Alors que le Covid s’étend de jour en jour, il se promène dans une ville désertée, suivant des yeux l’incessant ballet des ambulances et des voitures en route pour l’hôpital. Il n’en oublie pas pour autant de faire un saut au Pavillon de l’abricotier en fleurs pour acheter « des brioches fourrées au porc grillé et des raviolis aux crevettes et au porc », l’un des mets préférés de sa mère. Fin gourmet il fut, fin gourmet il reste même en temps de crise.

Les trois meurtres de l’hôpital Renji

De retour chez lui, et alors qu’il reçoit la visite de sa jeune, charmante et visiblement très amoureuse assistante Jin, Chen Cao voit débarquer sans prévenir le directeur du personnel de la municipalité de Shanghai, Hou. Cet officiel du Parti, qui se déplace dans une prestigieuse voiture Drapeau rouge, vient requérir son aide dans « une grave affaire de meurtres en série », trois cadavres retrouvés à proximité de l’hôpital Renji. Sa requête s’apparente à un ordre. Chen doit s’y soumettre sans tarder, efficacement secondé par Jin.

Parallèlement à son enquête, notre légendaire inspecteur reçoit par Internet des petits textes d’un ami écrivain de Wuhan. Ces billets glaçants parlent de gens qui meurent emmurés dans leur appartement, de femmes enceintes et d’enfants en bas âge qui décèdent dans l’ambulance ou devant l’hôpital faute de pouvoir produire un test Covid négatif de moins de 24 heures. Ils témoignent aussi de la répression qui frappe sans pitié tous ceux qui se révoltent contre les ordres du Parti.

Ces récits – désignés comme « Le Dossier Wuhan » – vont alimenter l’enquête de Chen, et contribuer à sa découverte de la vérité. Car bien entendu notre policier finira par démasquer le – ou les – coupable. Il se verra toutefois contraint de dissimuler la réalité des faits à ses concitoyens afin de ne pas porter préjudice à la politique sanitaire aberrante du gouvernement. Cet interdit ne fera que renforcer sa résolution de tenter de publier hors de Chine le contenu du « Dossier de Wuhan ». Quitte à tromper la censure en traduisant les textes en anglais et en les plaçant sous la couverture d’un recueil de poésie classique.

« Amour, meurtre et pandémie ». De Qiu Xiaolong. Traduit de l’anglais par Françoise Bouillot. Liana Levi, 224 p.

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A quoi ressemblait une cure de désintoxication dans l’Inde des années 1920 ? L’écrivain britannique Abir Mukherjee nous en donne un saisissant aperçu dans son nouveau polar, « Le soleil rouge de l’Assam ». Entre potions abominables et vomissements à répétition, le traitement semble des plus rudes. Pas de quoi décourager le vaillant capitaine Sam Wyndham dont le lecteur a suivi, au fil des précédents livres de l’auteur, la chute lente, mais inexorable, dans la dépendance à l’opium.

Traumatisé par la première Guerre Mondiale et par la mort de sa femme, cet ancien de Scotland Yard en poste à Calcutta croyait avoir trouvé dans la drogue de quoi soulager son âme et retrouver le sommeil. Il lui devient toutefois de plus en plus difficile de cacher son addiction. Sur les conseils de son médecin, il se rend dans les collines de Cachar, au fin fond de la  province de l’Assam, dans un ashram dirigé «par un saint homme du nom de Devrah Swami ».

Un terrifiant fantôme

Mais à peine arrivé à destination, après un long voyage torturé par le manque, voilà Wyndham brusquement rattrapé par son passé. « C’est arrivé sur le quai. Comme un coup de tonnerre. Une décharge électrique de terreur. Le temps d’un battement de cœur j’ai croisé un fantôme, un mort, un homme que j’ai vu pour la dernière fois il y a presque vingt ans », suffoque-t-il. Or ce visage, cette silhouette sont ceux de Jeremiah Caine qui, autrefois à Londres, avait essayé de le tuer. Réalité ? Hallucination ? Pour le découvrir le lecteur va devoir patienter, car Abir Mukherjee sait à merveille ménager surprises et suspense. L’occasion, entre autres, de nous proposer sa propre version, passablement sophistiquée, du classique mystère de la chambre close.

Et comme toujours, c’est avec une prose élégante et un humour subtil qu’Abir Mukherjee, parfaitement documenté, ressuscite cette période de l’histoire qui le fascine. Lui-même issu d’une famille d’émigrés, il n’a pas son pareil pour évoquer le regard dubitatif de l’adjoint indien de Wyndham « examinant les entrailles gélatineuses d’une crème caramel insipide ». Pour l’auteur, ce roman est aussi, surtout peut-être, une façon « d’écrire sur l’espoir » en dénonçant le racisme, l’intolérance et la peur de l’autre qui gangrènent et empoisonnent nos sociétés.

« Le soleil rouge de l’Assam ». D’Abir Mukherjee. Traduit de l’anglais par Fanchita Gonzalez Batlle. Liana Levi, 414 p.

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J’aime les pas de côté. Une liberté que je m’arroge volontiers jusque dans ce blog censé prioritairement s’intéresser au polar, mais plus largement placé sous le signe généreux de la ville, de l’architecture et du regard sur le monde. Cette élasticité me permet de vous parler aujourd’hui d’un livre magnifique d’Orhan Pamuk – Prix Nobel de littérature 2006 – « Souvenirs des montagnes au loin ». Hors genres et catégories, cet ouvrage élégant propose une sélection de 200 doubles pages reproduites en fac-similé et tirées des carnets dessinés que l’écrivain turc tient depuis plus de dix ans. Relevons que ce livre est publié en avant-première en France. « En France et chez Gallimard, parce que c’est Gallimard qui a inventé la publication des journaux d’écrivains vivants, avec le « Journal » de Gide, qui reste le journal le plus célèbre », précise l’auteur dans une interview publiée sur le site de son éditeur. Précisons aussi qu’Orhan Pamuk a aujourd’hui 70 ans, l’âge de Gide à l’époque.

La peinture, un premier amour

L’attachement d’Orhan Pamuk aux arts visuels est connu. Il a souvent raconté comment, entre sept et vingt-deux ans, il pensait devenir peintre, avant d’étudier l’architecture et le journalisme, puis d’opter pour l’écriture. Cette passion fut aussi relayée, en 2012, par la création, à Istanbul, du Musée de l’innocence, conçu parallèlement à l’écriture d’un roman éponyme en forme de miroir.

« Souvenirs de la montagne au loin », lui, relève du journal et non de la fiction. Il s’agit d’un curieux projet « bilingue » puisque tout entier consacré au « bonheur de recouvrir un dessin de texte » – texte à son tour traduit ici en français. L’écrivain y évoque sa ville d’Istanbul, ses voyages, ses séjours aux Etats-Unis ou en Inde, ses rêves nocturnes, parfois le menu de ses repas, ses baignades, ses doutes et son travail d’écrivain, ses agacements quotidiens. L’image, essentiellement des paysages, ne se contente jamais d’illustrer son propos. A l’inverse, les mots et les lettres acquièrent une vie propre, une dimension esthétique en soi.

Une irrépressible frénésie de remplissage

Ces feuillets saturés de traits et de signes emmènent le lecteur dans un espace incertain qui tient à la fois de la scène de théâtre et de l’écran de cinéma, deux rectangles accolés où l’image et le texte – un peu comme dans l’art brut – cohabitent, s’ignorent, se fondent et parfois s’entredévorent comme saisis par une irrépressible frénésie de remplissage. Dans l’interview de Gallimard, Orhan Pamuk précisait aussi que ce journal a toujours été pensé dans la perspective d’une possible publication. « Je suis un auteur conscient de moi-même, précise-t-il. Je n’ai pas voulu d’un journal qui soit des mémoires ou une confession, j’ai voulu faire de ces pages un espace artistique. » Cela ne l’empêche pas d’évoquer son « programme habituel de nage », une terrible douleur à l’oreille, la prise d’un somnifère pour calmer ses « peurs existentielles les plus profondes » ou la beauté et la tendresse de sa compagne Asli Akyavas, devenue en avril 2022 sa deuxième épouse.

Illustration: ©2022, Orhan Pamuk, tous droits réservés

 

« Souvenirs des montagnes au loin ». Carnets dessinés d’Orhan Pamuk. Traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes. Gallimard, 392 p.

J’aime les pas de côté. Une liberté que je m’arroge volontiers jusque dans ce blog censé prioritairement s’intéresser au polar, mais plus largement placé sous le signe généreux de la ville, de l’architecture et du regard sur le monde. Cette élasticité me permet de vous parler aujourd’hui d’un livre magnifique d’Orhan Pamuk – Prix Nobel […]

Les polars ancrés dans des pays lointains sont parmi les plus inspirants. A condition que leurs auteurs y soient nés, ou y aient passé une partie importante de leur vie. Cette familiarité avec un territoire, sa langue, ses usages et son histoire prévient tout exotisme de pacotille. Le roman policier devient alors une porte d’entrée ambitieuse et riche pour aborder un autre territoire, une autre culture, s’initier à l’ailleurs sans préjugés ni clichés.

Situé au Nigéria, « Les colliers de feu » de Femi Kayode relève de cette catégorie-là. Son auteur, qui vit aujourd’hui en Namibie, a grandi à Lagos. Il a étudié la psychologie clinique avant d’entamer une carrière dans la publicité. Après avoir écrit pour la télévision et le théâtre, il a suivi une formation en creative writing couronnée de succès. « Les colliers de feu », son premier livre, a reçu le Little, Brown/UEA Crime Fiction Award. Il est en cours de traduction dans une dizaine de pays.

Trois étudiants lynchés par la foule

Philip Taiwo, l’enquêteur et personnage principal de Femi Kayode, a plus d’un point commun avec lui. Nigérian, docteur en psychocriminologie, il vient de rentrer des Etats-Unis avec sa femme – désormais professeur de droit à l’Université de Lagos – et ses enfants. Lui-même donne des cours ponctuels à l’Ecole de police. C’est dans ce contexte, pas toujours simple, d’un retour au pays et à ses racines, qu’il se retrouve embarqué dans la sordide et sale affaire des « Trois d’Okriki ». Accusés de vol, trois étudiants ont été lynchés et brûlés vifs deux ans plus tôt par une foule en furie. Les assassins ont fait usage de la tristement fameuse technique du collier de feu, ou supplice du pneu. Le tout a été filmé en vidéo. De quoi donner des cauchemars aux plus endurcis.

La police a – distraitement – enquêté. Plusieurs personnes ont été arrêtées. En gros, on connaît désormais les assassins, mais on ignore toujours la vraie raison de ce déferlement de haine. Emeka Nwamadi, directeur général de la National Bank et père d’une des victimes, charge Philip Taiwo de la découvrir en mettant à sa disposition d’importants moyens. Notre criminologue a beau expliquer qu’il n’est pas enquêteur mais « psychologue, spécialisé dans les mobiles qui sous-tendent certains crimes et dans la manière dont ils sont commis », rien n’y fait. Après un voyage en avion, qui à lui seul tient déjà de l’épopée, il débarque à Port Harcourt, dans le sud-est du pays. Son but: se rendre sur le lieu du crime, puis à l’université où étudiaient les trois victimes. Il va devoir rapidement mettre en pratique ses analyses sur le comportement des foules et les phénomènes de lynchage.

Ragoût de chèvre et igname pilée

Très habilement, l’auteur utilise le statut de son personnage – à cheval sur les cultures et, à certains égards, presque étranger dans son propre pays – pour nous faire découvrir la singularité de la vie, et notamment de la vie étudiante, nigériane. On s’initie avec lui à l’existence de nombreuses sectes sur les campus. On découvre que les gens aisés paient un « garçon de queue » pour attendre à leur place dans les aéroports. On apprend qu’il suffit de s’acquitter d’une certaine somme pour franchir sans peine un barrage de la police militaire. Et notre héros n’hésite pas à passer outre les risques d’une intoxication alimentaire pour renouer avec les délices de son adolescence et déguster dans un buka – une sorte de cantine – du ragoût de chèvre accompagné d’igname pilée. A s’en lécher les doigts, semble-t-il.

« Les colliers de feu ». De Femi Kayode. Traduit de l’anglais par Laurent Philibert-Caillat. Les Presses de la Cité, 414 p.

Les polars ancrés dans des pays lointains sont parmi les plus inspirants. A condition que leurs auteurs y soient nés, ou y aient passé une partie importante de leur vie. Cette familiarité avec un territoire, sa langue, ses usages et son histoire prévient tout exotisme de pacotille. Le roman policier devient alors une porte d’entrée […]

A propos de ce blog

Scènes et mises en scène: le roman policier, l’architecture et la ville, le théâtre. Passionnée de roman policier, Mireille Descombes est journaliste culturelle indépendante, critique d’art, d’architecture et de théâtre.

Photo: Lara Schütz

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