La littérature coréenne se révèle parfois d’une cruauté brute et d’une violence quasi-insupportable. Elle peut aussi s’avérer bouleversante d’humanité, de respect, de tendresse.  « Les 8 vies d’une mangeuse de terre » de Mirinae Lee appartient à cette deuxième catégorie. Porté par un art de la narration littéralement envoûtant, ce roman complexe s’ancre, certes, dans la réalité tragique d’un pays malmené par l’histoire, mais comme pour mieux la sublimer.

Mirinae Lee est née et a grandi en Corée du Sud. Elle vit aujourd’hui à Hong-Kong et écrit en anglais. « Les 8 Vies d’une mangeuse de terre », son premier roman, s’inspire de la vie de sa grand-tante qui, comme le personnage principal du livre, avait réussi à fuir la Corée du Nord. Fiction ou réalité? Témoignage ou fantasme? Ce livre composé de huit récits, et dont les propos parfois se recoupent, laisse une place généreuse au doute et à la liberté d’interprétation du lecteur.

L’histoire commence dans une maison de retraite où travaille Lee Sae-ri, l’initiatrice d’un curieux projet: un « programme d’écriture nécrologique ». Parallèlement à ses tâches d’assistante de direction, cette femme un brin déprimée, récemment divorcée, sans enfant, « quarante-sept ans et des kilos en trop », propose aux pensionnaires de lui raconter leur vie. Encourageante, elle suggère à ceux qui peinent à le faire de la résumer en trois mots. C’est dans ce contexte d’une grande intimité qu’elle rencontre l’étonnante et troublante Madame Mook.

Esclave, terroriste, meurtrière et mère

Mook Miran est une vieille dame originale et dynamique. D’emblée, elle lance, pour se définir: « Je suis née japonaise, j’ai été nord-coréenne une bonne partie de mon existence, et maintenant je suis une Sud-Coréenne en fin de vie. » Elle ajoute aussitôt que trois mots, c’est vraiment trop peu, qu’il lui en faut d’avantage pour raconter les différentes facettes de son existence: « Esclave. Reine de l’évasion. Meurtrière. Terroriste. Espionne. Amante. Et mère ». De quoi mettre l’eau à la bouche de sa confidente. Et bien sûr du lecteur captivé et captif que nous sommes devenus dès les premières pages.

Erratique, bondissant, le roman commence en 1961, par la cinquième vie. Il se poursuit en 1938, dans le petit village de Heoguri, près de la banlieue nord de Pyongyang, avec le meurtre d’un père tyrannique et violent. Il intègre aussi cette déroutante révélation: « Je mangeais de la terre quand j’étais jeune ». Mais pas n’importe quelle terre. Et pour nous en convaincre, Mme Mook nous offre une longue, et délicieuse, description de la terre parfaite dont la « viscosité devait être celle d’un riz au jasmin cuit à la vapeur, suffisamment pâteuse pour former une cuillerée, mais assez friable pour être emportée par un souffle ».

Espionne pour gagner sa liberté

Le récit de l’exploitation sexuelle des femmes coréennes par les Japonais, puis par les Américains – terribles sévices auxquels l’héroïne parvient à survivre – représente l’un des moments les plus douloureux du livre. Mais il y est aussi question d’amour. Un amour magique, respectueux, délicat. Lumineux. Et paradoxalement basé sur la duplicité. Championne des changements de noms, jongleuse de vies, Madame Mook – comme sa fille du reste – va donc tout naturellement mettre ses talents au service du gouvernement nord-coréen et devenir espionne. Une manière comme une autre de passer de l’autre côté et, finalement de gagner sa liberté, n’obtenant « la nationalité sud-coréenne qu’une fois ses cheveux devenus gris ». Elle meurt dans la maison de retraite au Soleil-Couchant, quasi-centenaire … et la langue « couverte d’une couche de terre, tel du sucre acidulé sur un bonbon ».

 

« Les 8 Vies d’une mangeuse de terre ». De Mirinae Lee. Traduit de l’anglais par Lou Gonse. Phébus, 318 p.

La littérature coréenne se révèle parfois d’une cruauté brute et d’une violence quasi-insupportable. Elle peut aussi s’avérer bouleversante d’humanité, de respect, de tendresse. « Les 8 vies d’une mangeuse de terre » de Mirinae Lee appartient à cette deuxième catégorie. Porté par un art de la narration littéralement envoûtant, ce roman complexe s’ancre, certes, dans la réalité […]

Souvent galvaudé, le terme d’épopée s’impose ici sans réserve. Nos disparus de l’Américain Tim Gautreaux est un récit ample, généreux, rythmé qui retrace le destin, les défis et les rêves d’une famille de personnages complexes et attachants. En guise de décor: le Mississippi, ses bateaux à roues à aubes et leurs orchestres de jazz. Au cœur de l’histoire, Sam Simoneaux, un jeune homme du Sud de la Louisiane dont toute la famille a été massacrée alors qu’il n’avait que six mois. Un roman  sur la vengeance? Plutôt la démonstration de son absurdité, une réflexion bienvenue à l’heure où certains Etats semblent revenus à la loi du talion et à sa spirale infernale.

Né en 1947 en Louisiane où il vit et enseigne, Tim Gautreaux aime accrocher ses histoires à la grande histoire. En l’occurrence la première Guerre Mondiale. Mais ce qui l’intéresse, c’est l’après. Quand l’Américain Sam Simoneaux débarque en France avec ses compagnons d’infortune, la guerre est finie. On leur confie alors la tâche herculéenne de commencer à nettoyer la campagne des obus qui n’ont pas explosé. Et puis très vite on les renvoie chez eux.

Sam Simoneaux retrouve alors sa jeune femme et devient responsable d’étage dans un grand magasin de la Nouvelle Orléans. Mais sa vie à nouveau bascule quand une petite fille se fait enlever sur son lieu de travail, presque sous ses yeux. Il n’a rien pu faire pour empêcher le rapt, il est licencié. Il part alors à la recherche de l’enfant et, en compagnie des parents musiciens, embarque comme troisième lieutenant sur l’Ambassador, un bateau d’excursion qui sillonne le Mississippi. Le début d’un périple luxuriant, plein de rencontres étonnantes et d’humanité pudique, une fresque magnifique que l’on dévore de bout en bout sans reprendre haleine. Un récit où l’on apprend aussi qu’un « mulet qui parle français » ne daignera vous obéir que si vous vous exprimez dans sa langue.

 

 « Nos disparus ». De Tim Gautreaux. Traduit de l’anglais par Marc Amfreville. Seuil, 540 p. 

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A propos de ce blog

Scènes et mises en scène: le roman policier, l’architecture et la ville, le théâtre. Passionnée de roman policier, Mireille Descombes est journaliste culturelle indépendante, critique d’art, d’architecture et de théâtre.

Photo: Lara Schütz

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