« Au ras du sol » est le journal peu ordinaire d’un écrivain qui l’est encore moins. Singulier, courageux, l’Israélien Dror Mishani se distingue en effet par sa posture pacifiste, son honnêteté intellectuelle, ses choix de vie exigeants, et jusque dans ses doutes et son désarroi. Auteur talentueux de très bons polars, traducteur – de Roland Barthes notamment, professeur à l’université de Tel-Aviv, il se trouvait dans un festival de littérature policière à Toulouse quand se sont produits les massacres du 7 octobre 2023.
Fallait-il rentrer d’urgence ou faire venir sa famille? Difficile, à distance, de saisir ce qui se passe et sa gravité. L’écrivain consulte sa femme Marta qui, Polonaise et catholique, n’a ni grandi ni été éduquée en Israël, et donc « ne connaît pas la terreur constitutive de l’âme juive ». Il cherche des conseils avisés auprès son frère Ariel qui a servi au Liban et fait ses périodes de réserve dans les renseignements intérieurs, le fameux Shabak. Il finit par monter dans le premier avion enfin disponible où il commence à rédiger mentalement un article contre le déclenchement d’une guerre qu’il redoute totale. II y préconise de prendre le temps de panser et de penser avant toute chose. Il insiste sur l’importance de « ne pas raser, ne pas écraser. Ne pas se venger ». Car il est évident, ajoute-t-il, « que le mal causé dans cette enclave détruite ou affamée nous reviendra en pleine face, décuplé, dans un, deux ou cinq ans. »
De retour à Tel-Aviv, Dror Mishani commence à comprendre que le monde d’avant-hier n’existe plus. Et que, dans ce contexte, son article est devenu quasiment inaudible, voire « impensable ». Mais comment continuer à écrire en temps de guerre? A la demande de l’hebdomadaire suisse « Das Magazin », il entreprend de rédiger le journal de cette période terrifiante. Ce texte est destiné à une publication en fin d’année, mais Dror Mishani poursuit sa démarche jusqu’en avril 2024, dans l’idée d’en faire un livre. Que l’on découvre aujourd’hui,
Jusque-là, Dror Mishani, bientôt quinquagénaire, n’avait pas été un diariste régulier même si – ironie du destin – il avait dirigé au printemps 2023 à l’université de Tel-Aviv un atelier d’écriture portant sur la rédaction d’un journal. Scrutant à son tour son quotidien sans le bouclier parfois confortable de la fiction, il s’y montre généreux, complexe, minutieux, n’hésitant pas, dans des passages en italique, à revenir avec humour sur une information passée sous silence ou un détail signifiant. Il incruste aussi dans cette relation du présent des rêves, des souvenirs de jeunesse – notamment sa douloureuse expérience de l’armée, une brève nouvelle et même un projet de roman. Tout en avouant son amour pour les sucreries, en particulier pour le chocolat, Dror Mishani imagine un monde où Israéliens et Palestiniens régleraient leur interminable conflit par un concours de poésie. Et parallèlement, tout au long de ce journal, cherchant « refuge dans la lecture des catastrophes des autres », il cite généreusement Natalia Ginzburg puis s’immerge dans l' »Iliade » et le « Livre d’Ezéchiel ». Avant de conclure, effrayé, dans une note entre parenthèses: « Et si la Bible, que tu lis tous les matins, était une partie du problème? »
« Au ras du sol. Journal d’un écrivain en temps de guerre ». De Dror Mishani. Traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz. Gallimard, 164 p.
« Au ras du sol » est le journal peu ordinaire d’un écrivain qui l’est encore moins. Singulier, courageux, l’Israélien Dror Mishani se distingue en effet par sa posture pacifiste, son honnêteté intellectuelle, ses choix de vie exigeants, et jusque dans ses doutes et son désarroi. Auteur talentueux de très bons polars, traducteur – de Roland Barthes […]
Voilà un roman plein d’humour, et qui pourtant n’est pas drôle. « Biotope », de la grande auteure israélienne Orly Castel-Bloom (née en 1960 à Tel-Aviv) serait même plutôt tragique et désespéré. Son narrateur, Joseph Shimel – un presque frère du Joseph de Kafka, comme le suggère la quatrième de couverture – nous fait le récit dépassionné d’une dérive et d’un confinement tout à la fois individuel et sociétal. Solitaire, doté d’un regard d’entomologiste doublé d’une fragilité naïve – celle des enfants qui n’ont pas eu de mère, ou trop peu, il a pour partenaire privilégié la ville, avec sa rumeur obsédante et sa circulation tonitruante. Une sorte de bouchon quasi permanent qu’il observe depuis la fenêtre du premier étage de son immeuble situé boulevard du Roi Saül, « à cinquante mètres à l’est de la rue Ibn Gvirol », et tout près d’un nouveau gratte-ciel de luxe à façade de verre noir surgit de terre il y a quelques années.
Dépassionné, comme sonné par l’existence, Joseph n’est pourtant pas indifférent. Après avoir scruté l’incessant ballet des autobus, son regard s’attarde souvent sur les marginaux, toxicos et autres SDF, qui squattent le trottoir d’en face avec leurs tics, leurs obsessions et leur détresse. Il leur donne des surnoms – l’Equerre, Casquette-flottante, le Surchargé ou le Marcheur – les croise et parfois leur parle lors de ses sorties quotidiennes avec son chien Foxy, un « pseudo-teckel, explique-t-il, que j’ai adopté après avoir été licencié de mon travail de lecteur non titulaire au département de français de l’université de Tel-Aviv. »
A défaut d’un futur prometteur, Joseph a donc un passé qui aurait pu l’être. Un passé à plus d’un titre lié à la France. D’abord par sa mère Monique, protestante huguenote née en 1945 en Normandie. Ensuite pas une thèse de doctorat au sujet des plus prometteurs, « La nourriture, la gastronomie et les restaurants dans La Comédie humaine de Balzac », un énorme travail de recherche et de rédaction, mais qui n’a jamais abouti. Enfin, alors qu’il n’a plus d’argent, c’est encore de la France, plus précisément d’Arromanches, qui lui arrive le salut sous forme d’un héritage inespéré. Sauf que l’on n’échappe pas à son destin et celui de Joseph semble indéfectiblement aspiré par le malheur. Comme celui d’Israël, penserez-vous peut-être. Il est évident que, dans ce roman subtil, plein de d’humanité, et qui fut publié en hébreu en 2022, les analogies et les métaphores possibles ne manquent pas pour qui souhaite les chercher.
« Biotope ». D’Orly Castel-Bloom. Traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech. Actes Sud, 248 p. Prix Transfuge du meilleur roman israélien – 2025.
Voilà un roman plein d’humour, et qui pourtant n’est pas drôle. « Biotope », de la grande auteure israélienne Orly Castel-Bloom (née en 1960 à Tel-Aviv) serait même plutôt tragique et désespéré. Son narrateur, Joseph Shimel – un presque frère du Joseph de Kafka, comme le suggère la quatrième de couverture – nous fait le récit dépassionné […]
Comprendre, interpréter parfois, savoir écouter. Trois attitudes, trois gestes qui accompagnent Rosie Pinhas-Delpuech dans sa pratique de traductrice (de l’hébreu), d’éditrice et d’auteure (https://polarspolisetcie.com/rosie-pinhas-delpuechtraduire-comme-on-ecrit/). Après avoir, dans ses récits précédents, scrutés puis replacé dans leur contexte historique et culturel les moments charnières de son existence, elle se focalise dans « Naviguer à l’oreille » sur son enfance et son adolescence stambouliote.
Rosie Pinhas-Delpuech est née en 1946 dans une famille juive séfarade curieusement divisée par les langues. D’un côté le français du père, Alfred, de l’autre l’allemand de la mère, Greta, en plus du turc de l’école et de la rue. Greta a effectué toute sa scolarité dans une langue qui va se retrouver maudite par l’histoire, mais qu’elle adore et pratique avec passion. Une langue qui, à l’époque, était encore « sans tache ». Au moment de gagner sa vie, c’est encore en allemand et avec un Allemand venu de Hambourg en plein triomphe du nazisme que Greta va travailler. Et toute sa vie, écrit l’auteure, Greta n’aimera pas « qu’on dise du mal de l’Allemagne, des Allemands, de son allemand. Quoi qu’il arrive. Quoi qu’il soit arrivé. »
Une enquête ouverte à toutes les surprises
Il y a quelque chose de douloureux, de presque scandaleux, dans cette adoption rendue contre nature par la Seconde Guerre mondiale. Mais comment faire quand le chant des bourreaux fait écho aux chansons apprises dans l’enfance? Pour comprendre cet attachement, se refusant à condamner mais pas à désapprouver, Rosie Pinhas-Delpuech a choisi d’enquêter. A sa manière, un peu zigzagante, volontairement affective, ouverte à toutes les surprises et incluant parfois des fragments de textes ou de longues citations plaquées sur son récit comme des raccommodages ou des greffes vivifiantes.
Persévérante, elle tisse et retisse ses souvenirs avec l’Histoire, tout en se plongeant dans les écrits de Paul Celan et de Hannah Arendt. Un questionnement qui culmine, en 1961, avec le procès d’Adolf Eichmann diffusé à la radio et avec les témoignages des victimes de la Shoah qui, dans un hébreu encore trébuchant, vont révéler l’horreur vécue, l’horreur subie. « Dans la langue des survivants, sous le poids de ce qu’ils disent, cette langue neuve craque de toutes parts, comme un mince emballage en cellophane autour d’un objet hérissé de pointes », écrit Rosie Pinhas-Delpuech. Cet hébreu, jeune adulte, elle le découvrira peu après lors d’un premier voyage en Israël. Elle l’adoptera sans réserve. Et pour toujours.
« Naviguer à l’oreille ». De Rosie Pinhas-Delpuech. Actes Sud, 182 p.
Comprendre, interpréter parfois, savoir écouter. Trois attitudes, trois gestes qui accompagnent Rosie Pinhas-Delpuech dans sa pratique de traductrice (de l’hébreu), d’éditrice et d’auteure (https://polarspolisetcie.com/rosie-pinhas-delpuechtraduire-comme-on-ecrit/). Après avoir, dans ses récits précédents, scrutés puis replacé dans leur contexte historique et culturel les moments charnières de son existence, elle se focalise dans « Naviguer à l’oreille » sur son enfance […]
Unité de lieu (un balcon en Israël), de temps (une nuit) et d’action (un tête-à-tête entre deux frères), « Ne le dis pas à ton frère » de Meir Shalev s’apparente à une tragédie classique. Comme chez Racine également, l’essentiel des faits se passe hors scène. Ils ne nous parviennent qu’à travers le filtre, subjectif et teinté, du récit. Un va-et-vient entre l’ici et l’ailleurs, le présent et le passé, un glissement entre le dialogue et l’aparté mené de main de maître par le grand écrivain israélien.
Depuis la mort de Meir Shalev l’an dernier, à 74 ans, « Ne le dis pas à ton frère » prend des allures de testament. On y retrouve avec émotion son souffle ample, son goût pour les situations familiales complexes, son humour fin et piquant et, plus étrange peut-être, sa fascination pour la beauté. Itamar Diskin, l’aîné des frères, est en effet d’une beauté à couper le souffle. Il est aussi très myope. Comme chaque année, à son retour en Israël – il vit aux Etats-Unis – il passe une soirée en tête à tête avec son cadet Boaz. Les deux hommes ont désormais plus de soixante ans. Installés sur le balcon d’une chambre d’hôtel surplombant la mer, il se racontent des histoires du coucher du soleil au lever du jour, en mangeant des mezze et en buvant de la boukha, une eau-de-vie de figue.
« Avec des parents comme les nôtres, nos souvenirs sont intenses et mémorables », explique Itamar. On apprend dans la foulée les innombrables infidélités du père, les tensions au sein du couple parental, l’amour inconditionnel de la mère pour son aîné si beau. Le dialogue, toutefois, tourne cette fois-ci autour de ce qui aurait pu ne rester qu’une anecdote survenue vingt ans plus tôt: la rencontre d’Itamar avec une femme qui l’a abordé dans un bar et l’a emmené chez elle. Une aventure aux allures de revanche, une histoire qui dérape et le marque à jamais, renvoyant Sharon – c’est ainsi que l’inconnue dit s’appeler – à Michal, le grand amour d’Itamar, et indirectement à la fragilité de cette beauté rayonnante qui ne suffit pas pour être aimé en retour.
Dans ce contexte d’une grande complicité, « Ne le dis pas à ton frère » est une injonction plutôt singulière. Elle revient à plusieurs reprises dans le roman, émanant à chaque fois d’une femme et concernant autant Itamar que Boaz. Comme si, en fin de compte, c’était les femmes qui détenaient les clés du savoir, autorisant ou non l’accès des hommes à la vérité et à la maîtrise de leur destin.
« Ne le dis pas à ton frère ». De Meir Shalev. Traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen. Gallimard, 270 p.
Unité de lieu (un balcon en Israël), de temps (une nuit) et d’action (un tête-à-tête entre deux frères), « Ne le dis pas à ton frère » de Meir Shalev s’apparente à une tragédie classique. Comme chez Racine également, l’essentiel des faits se passe hors scène. Ils ne nous parviennent qu’à travers le filtre, subjectif et teinté, […]
Transformer l’Histoire en fiction n’est pas donné à tout le monde. Beaucoup s’y perdent, se contentant de s’approprier grossièrement les faits pour servir de contexte, voire de prétexte, à des personnages et un récit. L’écrivain Frédéric Paulin se situe aux antipodes de cette dérive. Il trouve dans le roman, et dans le roman noir en particulier, un fabuleux outil pour rendre intelligibles des événements ou des crises qui, dans leur contemporanéité, sont restés nébuleux ou confus pour beaucoup d’entre nous. Des tragédies qui, même aujourd’hui, demeurent partiellement obscures, notamment pour ceux qui en subissent toujours les conséquences.
Après avoir décortiqué la montée du terrorisme et du djihadisme dans une magnifique trilogie plusieurs fois primée, Frédéric Paulin, 52 ans, s’immerge dans une autre nébuleuse : la guerre du Liban. Une guerre civile marquée par plusieurs interventions étrangères, dont celle de la Syrie et d’Israël, un imbroglio multiconfessionnel infiniment complexe, qui fera des centaines de milliers de morts, de nombreux disparus et durera plus de 15 ans (1975-1990).
« Nul ennemi comme un frère » ne prétend pas en faire le tour. Il se présente d’ailleurs comme la première partie d’un ambitieux projet romanesque soigneusement documenté. Le livre commence, le 13 avril 1975, avec l’attaque par les phalanges chrétiennes d’un bus de militants palestiniens – en représailles à des tirs meurtriers perpétrés lors de l’inauguration d’une église. Il se termine avec un double attentat suicide contre le QG américain de l’aéroport de Beyrouth et un poste français baptisé Dakkar. Entre les deux événements, le lecteur assiste, incrédule, à la multiplication des affrontements entre les communautés chrétienne, druze, chiite et sunnite du Liban, mais également à des déchirements et des conflits au sein de ces mêmes communautés. Il comprend mieux comment et pourquoi les alliances se font et se défont au gré des opportunités. Il assiste, impuissant et révolté, aux terrifiants massacres des camps palestiniens de Sabra et Chatila.
Des personnages complexes et attachants
Frédéric Paulin, bien évidemment, reste à l’écart de tout parti pris. Il relate et analyse les faits en se glissant tantôt dans la peau du chiite Abdul Rasool al-Amine, tantôt dans celle des jeunes chrétiens libanais. Les étrangers ont aussi leurs héros avec, entre autres, un personnage pivot, le capitaine Christian Dixneuf, un agent de la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure), soit les services secrets français. Ce choix bien sûr n’est pas anodin. Il permet à l’auteur d’offrir au lecteur, de façon naturelle et logique, une vision large et nuancée de la situation tout en bénéficiant d’informations qu’à l’époque personne d’autre ne pouvait posséder.
On l’avait déjà constaté dans sa trilogie et ce nouveau roman le confirme. Frédéric Paulin éprouve une certaine prédilection pour les baroudeurs et les hommes blessés endurcis par la vie. Dans « Nul ennemi comme un frère », il contrebalance toutefois cette rudesse avec le personnage désespéré et un peu flou de Philippe Kellermann. En dépit des menaces, et notamment par attachement au Liban, ce diplomate français va choisir de rester à Beyrouth et prendre tous les risques pour retrouver la belle Zia al-Faqîh qu’il a rencontrée alors qu’elle travaillait comme interprète à l’ambassade de France et dont il est tombé éperdument amoureux. Mais l’amour, en temps de guerre, a bien peu de poids face à la violence et à la folie des hommes. D’autres, comme lui, auront à le déplorer.
« Nul ennemi comme un frère ». De Frédéric Paulin. Editions Agullo Noir, 458 p. En librairie le 22 août 2024.
Transformer l’Histoire en fiction n’est pas donné à tout le monde. Beaucoup s’y perdent, se contentant de s’approprier grossièrement les faits pour servir de contexte, voire de prétexte, à des personnages et un récit. L’écrivain Frédéric Paulin se situe aux antipodes de cette dérive. Il trouve dans le roman, et dans le roman noir en […]
Volodymyr Pavliv, Volodya pour ses proches, était Ukrainien. Il est mort au front en 2017, à 42 ans, dans la région de Louhansk. Parce que « la guerre que mène la Russie contre l’Ukraine n’a pas commencé le 24 février 2022, mais en 2014, avec l’occupation de la Crimée et de territoires du Donbass », nous rappelle sa sœur Olesya Khromeychuk. Historienne, autrice, actrice et metteuse en scène, elle-même a quitté Lviv à 16 ans pour s’installer au Royaume Uni, où elle a fait de l’étude de son pays natal son métier. Frappée par ce deuil immense, elle signe aujourd’hui « La mort d’un frère », un livre inclassable et saisissant préfacé par Philippe Sands et introduit par Andreï Kourkov. Le récit d’une douleur encore amplifiée par le deuil de tout un peuple, un texte écrit en grande partie avant l’invasion de l’Ukraine.
Avec amour, tristesse, finesse et nuance, Olesya Khromeychuk fait le portrait de ce frère rebelle et singulier, pas facile à vivre, qui aimait les arts visuels et le sport. Lui qui avait connu l’errance et le déracinement, il lui avait lucidement déclaré pour expliquer son choix de retourner au front : « C’est une guerre européenne ; il se trouve simplement qu’elle a commencé dans l’Est de l’Ukraine». Et cette guerre, que tout le monde à l’étranger feint encore d’ignorer, va littéralement envahir l’appartement de la jeune femme à travers les divers équipements militaires, uniformes, médicaments ou bottes de combat qu’elle fait venir du monde entier pour lui envoyer au front. Et pour ainsi compenser l’absence de ceux qui ont été pillés par des fonctionnaires corrompus. « Moi qui écrivais des textes antimilitaristes dans le cadre de ma vie professionnelle, ironise-t-elle, je devais bien admettre que j’étais en train de me militariser dans le cadre ma vie privée, même si c’était à mon corps défendant. »
Rire même dans le deuil
Olesya Khromeychuk évoque aussi bien l’avant que l’après, l’enterrement, les discours héroïques, les honneurs militaires, la brûlure intolérable de l’absence. Elle relate aussi ce moment, d’une tragique et paradoxale drôlerie, où leur mère, retrouvant les réflexes de ses anciens rapports avec un fils qui souvent ne lui répondait pas, s’exclame devant le cercueil : « Non, mais regarde-toi un peu ! On est tous là, on est venus te voir de loin ! Et toi, tu restes couché là. Comme un prince ! ».
L’auteur – et c’est l’une des qualités de ce livre – remet en perspective tous ces moments douloureux dans le cadre plus large de l’histoire récente de l’Ukraine. Un pays où la liberté « n’est pas une chose qu’on peut tenir pour acquise », où la liberté reste « une chose qui se vit ». Quant aux Russes, elle ne les hait pas, ne peux les haïr en tant que nation, même si elle le voudrait bien parfois, admet-elle. Avant d’ajouter : « Je méprise ceux qui ont donné leur aval à ce régime criminel par leur silence, (…) Je ne supporte pas ceux qui ne se sentent pas complices de cette guerre sous prétexte qu’ils sont contre-Poutine-et-pour-la paix ».
« La mort d’un frère ». D’Olesya Khromeychuk. Préface de Philippe Sands. Introduction d’Andreï Kourkov. Traduit de l’anglais par Cécile Deniard. Seuil, 222 p.
Volodymyr Pavliv, Volodya pour ses proches, était Ukrainien. Il est mort au front en 2017, à 42 ans, dans la région de Louhansk. Parce que « la guerre que mène la Russie contre l’Ukraine n’a pas commencé le 24 février 2022, mais en 2014, avec l’occupation de la Crimée et de territoires du Donbass », nous rappelle […]
A propos de ce blog

Scènes et mises en scène: le roman policier, l’architecture et la ville, le théâtre. Passionnée de roman policier, Mireille Descombes est journaliste culturelle indépendante, critique d’art, d’architecture et de théâtre.
Photo: Lara Schütz